L'auteure : Cécile, historienne du dimanche, comédienne de temps à autre, écrivain
quand ça
lui chante. Plein d'idées dans la tête mais pas assez de neurones
pour tout exploiter. De fait, fâcheuse tendance à ne rien terminer. A
entrepris une thérapie en atelier d'écriture pour se soigner. Et
si ça ne marche pas, envisage sérieusement de rapporter son cerveau
au service après-vente et de se le faire rembourser.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Vingt-trois
heures. Le portable est en veille sur la table de chevet. Sa
propriétaire également. Les paupières de cette dernière sont
agitées de mouvements rapides, un rêve, probablement. Quant à la
veille du premier, elle est toute relative ; on s'agite
également sous l'écran.
Vingt-trois
heures, toujours. Les contacts du téléphone s'étirent après
leur journée de labeur et convergent par petit groupes vers la salle
de la carte Sim. C'est l'assemblée du soir, celle au cours de
laquelle on discute, on se détend ou on boit pour oublier qu'on est
au chômage. Enfin, pas tout le monde. Solal1
et Inès, les deux contacts les plus populaires, les décorés de
l'ordre du Smiley, piquent du nez. Depuis bientôt trois ans, la
propriétaire les fait travailler toute la journée, voire même en
nocturne. Dans la salle, on leur laisse l'unique canapé. Inès est
affalée contre Solal, une main dans ses cheveux bouclés, à moitié
endormie. Solal s'efforce de rester fier et viril (après tout, il
est membre du club très select des Contacts Favoris), mais ses
paupières sont lourdes et sa tête s'affaisse régulièrement.
La
salle est bruyante comme à l'ordinaire, mais lorsque les Vétérans
arrivent, le silence se fait. On a un profond respect pour les plus
vieux contacts du Répertoire. Des membres de la famille, parfois
jumeaux travaillant chacun dans un domaine différent, comme Maman
Bureau et Maman Portable qui inspectent la tenue de Maison, juste
devant, où de vieux amis, comme Morgane, contact depuis l'école
élémentaire, qui parade avec suffisance devant ses camarades.
« Il
ne faudrait pas qu'elle oublie qu'elle est au chômage depuis un
moment, celle-là », ronchonne Laurie, contact du lycée.
Laurie a eu la cote pendant un an et demi, mais depuis que la
propriétaire est rentrée à la fac, elle ne travaille plus que de
temps à autre. Elle est un peu aigre, forcément. À côté d'elle,
Philippe, qui travaille à trois jours par an (Noêl, fête,
anniversaire), n'ose rien répondre. C'est qu'on les considère, les
Vétérans. On murmure qu'ils ont connu les téléphones d’avant RT
(Révolution Tactile), voire même pour certains, l'Âge de Papier.
La
période est creuse, la majorité des contacts ne travaille pas en ce
moment, et on entend leurs rires insouciants résonner dans la salle.
Pour certains cependant, cette période de chômage est permanente.
Assis en tailleurs près d'un mur, les « Oubliés » comme
on les appelle, tentent de se faire tout petits. Jamais un mot ou un
rire trop haut, qui pourraient rappeler aux autres qu'ils existent
encore. C'est la règle : le jour où la propriétaire cesse
définitivement une relation avec quelqu'un, son contact doit se
faire discret. La vie du Répertoire continue mais c'est comme s'il
avait disparu. On l'ignore, on évite les allusions à son existence,
ce qui est toujours plus commode que d'admettre qu'on pourrait un
jour subir le même sort, n'est-ce pas ? Après tout, les
Propriétaires sont omnipotents ou presque, et tout Contact doit
accepter de vivre sous la coupe de leurs émotions.
Pour
d'autres, la réalité n'est pas si vilaine. Ils ne sont employés
qu'à mi-temps, mais les Peak Season sont si épuisantes que les
périodes creuses sont fortement appréciées. Pour les contacts du
Conservatoire, c'est la période du spectacle annuel de théâtre qui
est attendue avec impatience, temps béni des heures supplémentaires
et du travail à foison. Après la représentation, ils sont
d'ailleurs toujours lessivés et connaissent une petite déprime.
Cette année cependant, c'est un peu différent. La propriétaire
finit le conservatoire et il n'y aura pas de spectacle l'année
prochaine. Du coup, les contacts du Conservatoire craignent la
suppression. Ou pire, devenir des « Oubliés », mais
c'est un sujet tabou qu'il ne vaut mieux pas évoquer. Cela fait
plusieurs jours qu'ils se regroupent au fond de la salle, sans se
parler, un verre à la main, le regard perdu dans le vide et les
souvenirs des jours heureux. Leurs camarades tentent régulièrement
de les rassurer, « Mais non, la propriétaire ne supprime
jamais ses contacts, regarde Mélanie Oral Bac, elle est arrivée un
jour, elle n'a jamais travaillé et elle est toujours là ».
Dans
son coin, Mélanie Oral Bac, toujours seule, leur adresse un regard
malheureux.
Au
fond de la salle, devant la baie des connecteurs, 666 contemple
l'assemblée depuis son fauteuil en cuir, un cigare au coin de la
bouche. Personne ne parle à 666 et 666 ne parle à personne. Non
qu'en lui en veuille, mais 666, c'est le numéro de l'Opérateur,
celui qui les fait tous vivre. Il est le seul à connaître le crédit
restant, c'est donc lui qui décide si les contacts vont travailler
ou non. Un peu comme un patron capitaliste qui a droit de travail ou
de chômage sur ses employés, en somme. « Le Diable »,
murmurent les plus hardis quand il a le dos tourné.
Aujourd'hui,
666 a les yeux fixés sur le nouveau venu, Rémi. Arrivé depuis deux
jours, il parade déjà, beau garçon, un peu crâneur. On chuchote
qu'il aura un bel avenir de travail. Lui, il se voit déjà dans le
club des Contacts Favoris, voire même Contact n°1. Il espère être
rapidement rebaptisé par la propriétaire. Il trouve que « mon
cœur » ou « amour », ça sonne bien. Le mieux
reste bien sur « <3 » mais de mémoire de contact, ça
n'est jamais arrivé.
Dans
un coin sombre, les yeux cernés, une cigarette mal éteinte coincée
entre les lèvres, Victor couve Rémi d'un regard amer. Lui,
« amour », il a connu. Connu aussi le plein-emploi, la
popularité, mais pas assez longtemps pour rentrer dans le club des
Contacts Favoris. Depuis quelques temps, la propriétaire lui a
redonné son nom de baptême et l'a rangé dans un coin du
répertoire.
Victor
boit ce soir, et il boit trop. Quelques contacts lui adressent des
regards réprobateurs. Ça ne se fait pas. Il faut pouvoir assumer le
travail le lendemain. Victor ricane :
-Le
travail ? Vous êtes mignons… Cela fait bien longtemps que la
propriétaire m'a oublié ! Du travail, je n'en aurai plus,
alors autant boire pour oublier la solitude des journées passées
seul dans ma petite case, non ?
On
se détourne de lui avec dégoût et indignation. Critiquer le
travail est aussi mal vu que se saouler. L'un d'eux glisse à son
voisin quelque chose qui ressemble à « Non mais...il va
finir...Les Oubliés ». C'est le mot de trop pour Victor qui se
jette sur le médisant, Thomas, rencontre de colonie de vacances, et
le frappe violemment. Les Contacts s'affolent, on va chercher le Code
Pin, responsable de la sécurité qui sépare les deux lutteurs à
grand coup de chiffres dans les côtes.
Victor
s'accroche à la grande table, pantelant. De l'autre côté, Thomas
est en train de se plaindre aux Contacts environnants qui hochent la
tête. Tout plutôt qu'être vu à côté de ce numéro indigne et
qui leur fait honte à tous.
-C'est
marrant, explose soudain Victor, il y a quelques mois, c'était moi
qui était entouré de vous tous ! Mais maintenant que je ne
travaille plus, je dois fermer ma gueule et rester au milieu du
groupe des dépressifs, c'est ça ? Vous avez tous déjà oublié
que j'ai été votre ami à un moment ? Tout ça, ça ne compte
plus, hein ?
Dans
la salle règne un silence oppressant. Jamais Contact n'a osé
provoquer un tel esclandre. L'idée même semblait impossible à la
plupart d'entre eux quelques instants plus tôt.
Victor
monte sur la table. Il titube quelques instants puis reprend :
-Oui,
je crache sur vous aussi, fait-il en direction des Oubliés qui
baissent aussitôt la tête, pour ça, faire les lâches, vous êtes
doués ! Surtout ne pas se révolter, surtout accepter d'être
mis à l'écart. Parce que c'est normal, n'est-ce pas ? Parce
que la situation n'a rien d'injuste ? Mais dites-le, dites-le
putain, dites-le que c'est injuste ! Hurle-t-il soudain, des
larmes plein les yeux.
Il
s'arrête un instant et se mouche dans un coin de son chiffre.
-Que
la propriétaire choisisse d'oublier les gens comme ça, OK, mais
nous, ne valons nous pas mieux que ça ? Demande-t-il presque
suppliant, ne sommes-nous pas une famille ? Oui, nous vivons au
gré de ses humeurs… Oui, elle est toute-puissante, elle peut nous
créer, nous supprimer et tout ça. Mais au fond, si elle choisit de
rayer quelqu'un de sa vie, devons-nous rayer le Contact du Répertoire
pour autant ? N'avons-nous pas de volonté propre ?
-Non,
grogne une Vétéran dans la foule.
-Non,
répète la voix rauque et lente de Solal, elle est la créatrice,
nous devons respecter et suivre ces décisions, c'est la moindre des
choses.
-Dans
ce cas, éructe Victor, vous ne valez pas mieux qu'elle ou que tous
les autres propriétaires ! Vous pouvez exclure quelqu'un de vos
vies, comme ça, du jour au lendemain, et tout le monde trouvera ça
normal, puisque tout le monde fait pareil...
Il
est soudain pris d'une convulsion, tombe à quatre pattes et vomit
sur la table.
-Vous
me dégoûtez tous ! réussit-il à articuler entre deux
hoquets, Une belle société de lâches à ne pas affronter les
problèmes en face et à les ignorer et faire comme si ils
n'existaient pas... Tiens, comme les propriétaires derrière leur
écran !
A
cet instant, la voix doucereuse de 666 se fait entendre, semblant
envelopper les contacts de mots poisseux.
-Mes
amis, fait-il, n'écoutez pas cette parole haineuse qui vous
écorchent les chiffres. La propriétaire est bonne avec nous, elle
ne supprime jamais personne, elle n'excède jamais son forfait et
garantit ainsi un emploi permanent. Je peux vous garantir que ce
n'est pas le cas partout, et si vous entendiez les histoires de
certains de mes collègues…
-Tes
collègues ? L'interrompt Victor, tous des vendus ! On peut
dire des propriétaires, mais les vrais responsables, c'est vous, les
Opérateurs ! Vous avez créé une société ou on peut
supprimer des gens comme ça, en un simple clic, et sans jamais
rendre de compte ! Vous n'êtes que...
A ce
moment, Victor reçoit une application sur le front et s'écroule sur
la table. Un murmure parcoure les rangs. Critiquer la propriétaire
est intolérable mais critiquer l'Opérateur, c'est le comble de
l'hérésie. Certains restent volontairement à l'écart. Non qu'ils
approuvent complètement l'attitude de l'importun (certainement pas),
mais tout de même, ils l'aimaient bien Victor. Puis, il faut
reconnaître qu'il y avait du vrai dans son discours…
666
doit sentir les dissensions dans la foule car il reprend d'une voix
mielleuse :
-Calmons-nous.
Je vais demander la mise à jour de sécurité, pour que ce
trouble-fête soit supprimé des contacts. Cela ramènera la paix
dans nos rangs et nous pourrons tous reprendre le travail sans aucune
mémoire de ce malheureux incident.
Les
chuchotis reprennent et même les Contacts les plus calmes s'agitent,
mal à l'aise. La mémoire, ils n'aiment pas vraiment quand on la
leur triture. Mais bon, si c'est pour le bien de la communauté…
On
emmène le contact inconscient, et la salle se vide. Les quelques
amis de Victor jettent des regards un peu suspicieux à 666 en
sortant. Resté seul, ce dernier enlève son masque de complaisance
et dévoile un visage sombre. S'approchant de son bureau, il appuie
sur quelques boutons. Une voix pré-enregistrée retentit dans la
salle.
-Requête ?
-Demande
d'autorisation pour auto-destruction.
-Rappel :
toute auto-destruction est définitive. La carte Sim implosera et
endommagera les connecteurs avoisinants, rendant impossible toute
utilisation ultérieure de l'appareil. Souhaitez-vous continuer ?
-Oui.
-Motif
de la demande ?
-Potentielle
révolution contre le Système du Smartphone. Un élément rebelle
confirmé et possiblement plusieurs autres contaminés. Discours
contre la société de consommation.
-Votre
requête est examinée en ce moment même. Veuillez patienter.
Quelques
minutes passent, seulement troublées par le bourdonnement de la
machine.
-Votre
requête a été acceptée. Veuillez entrer votre clef remise à la
fin de votre formation dans la fente du tableau de bord. Les
Opérateurs vous remercie de votre coopération et vous souhaite une
bonne journée.
666
sort une clef d'une poche intérieure de son veston et l'introduit
dans une serrure peinte en noire au milieu des leviers et des
clignotants. On entend un déclic puis un couvercle se soulève,
dévoilant un énorme bouton rouge. 666 termine tranquillement son
cigare en contemplant la salle vide puis, sans aucune hésitation,
pousse le bouton.
Sept
heures. Le réveil sonne. J'ai fait des rêves étranges cette nuit.
Dans l'un d'eux, Rémi, ma belle rencontre d'il y a deux semaines et
Victor, mon ex, jouaient ensemble au billard dans un amphithéâtre
antique. Victor. Cela fait longtemps que je ne lui ai pas parlé et
curieusement, ce matin, j'aimerais bien savoir ce qu'il devient. Je
ne sais pas trop ce qui m'a retenue de lui envoyer un message tout ce
temps. Peut-être la peur de la confrontation. J'attrape mon
portable, élaborant déjà dans ma tête un message neutre et subtil
(« Salut, ça va ? »), mais l'écran est noir et
refuse de s'allumer. La coque est aussi anormalement chaude. Je
l'amène à mon père, informaticien2,
qui constate le décès de mon portable à 7h13, entre les tartines
et le café.
-Il
y a eu un court-circuit, ou une surchauffe, m'explique-t-il, en même
temps, vu que tu es toujours dessus, ça n'est pas étonnant !
-Mais
comment je vais faire pour retrouver mes copines ce midi ? Et
pour parler du plan de notre exposé avec Inès ? Et demain, je
devais voir Solal, comment je vais le prévenir si le train a du
retard ? Toute ma vie est dans ce portable !
Je
commence à paniquer en réalisant que mon existence sociale aussi
est probablement morte ce matin à 7h13, et puis mon père prononce
ces paroles revigorantes :
-
Tu sais que le nouveau Zeno 123 S est sorti hier ?
1N'ayant
pas obtenu toutes les autorisations nécessaires auprès de ses
contacts de portable, l'auteure a décidé de changer les noms de
certains d'entre eux par souci de confidentialité. Elle remercie
d'avance le lecteur de sa compréhension.