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La vie nocturne d'un répertoire // Cécile


L'auteure : Cécile, historienne du dimanche, comédienne de temps à autre, écrivain quand ça lui chante. Plein d'idées dans la tête mais pas assez de neurones pour tout exploiter. De fait, fâcheuse tendance à ne rien terminer. A entrepris une thérapie en atelier d'écriture pour se soigner. Et si ça ne marche pas, envisage sérieusement de rapporter son cerveau au service après-vente et de se le faire rembourser. 

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Vingt-trois heures. Le portable est en veille sur la table de chevet. Sa propriétaire également. Les paupières de cette dernière sont agitées de mouvements rapides, un rêve, probablement. Quant à la veille du premier, elle est toute relative ; on s'agite également sous l'écran.



Vingt-trois heures, toujours. Les contacts du téléphone s'étirent après leur journée de labeur et convergent par petit groupes vers la salle de la carte Sim. C'est l'assemblée du soir, celle au cours de laquelle on discute, on se détend ou on boit pour oublier qu'on est au chômage. Enfin, pas tout le monde. Solal1 et Inès, les deux contacts les plus populaires, les décorés de l'ordre du Smiley, piquent du nez. Depuis bientôt trois ans, la propriétaire les fait travailler toute la journée, voire même en nocturne. Dans la salle, on leur laisse l'unique canapé. Inès est affalée contre Solal, une main dans ses cheveux bouclés, à moitié endormie. Solal s'efforce de rester fier et viril (après tout, il est membre du club très select des Contacts Favoris), mais ses paupières sont lourdes et sa tête s'affaisse régulièrement.

La salle est bruyante comme à l'ordinaire, mais lorsque les Vétérans arrivent, le silence se fait. On a un profond respect pour les plus vieux contacts du Répertoire. Des membres de la famille, parfois jumeaux travaillant chacun dans un domaine différent, comme Maman Bureau et Maman Portable qui inspectent la tenue de Maison, juste devant, où de vieux amis, comme Morgane, contact depuis l'école élémentaire, qui parade avec suffisance devant ses camarades.

« Il ne faudrait pas qu'elle oublie qu'elle est au chômage depuis un moment, celle-là », ronchonne Laurie, contact du lycée. Laurie a eu la cote pendant un an et demi, mais depuis que la propriétaire est rentrée à la fac, elle ne travaille plus que de temps à autre. Elle est un peu aigre, forcément. À côté d'elle, Philippe, qui travaille à trois jours par an (Noêl, fête, anniversaire), n'ose rien répondre. C'est qu'on les considère, les Vétérans. On murmure qu'ils ont connu les téléphones d’avant RT (Révolution Tactile), voire même pour certains, l'Âge de Papier.

La période est creuse, la majorité des contacts ne travaille pas en ce moment, et on entend leurs rires insouciants résonner dans la salle. Pour certains cependant, cette période de chômage est permanente. Assis en tailleurs près d'un mur, les « Oubliés » comme on les appelle, tentent de se faire tout petits. Jamais un mot ou un rire trop haut, qui pourraient rappeler aux autres qu'ils existent encore. C'est la règle : le jour où la propriétaire cesse définitivement une relation avec quelqu'un, son contact doit se faire discret. La vie du Répertoire continue mais c'est comme s'il avait disparu. On l'ignore, on évite les allusions à son existence, ce qui est toujours plus commode que d'admettre qu'on pourrait un jour subir le même sort, n'est-ce pas ? Après tout, les Propriétaires sont omnipotents ou presque, et tout Contact doit accepter de vivre sous la coupe de leurs émotions.

Pour d'autres, la réalité n'est pas si vilaine. Ils ne sont employés qu'à mi-temps, mais les Peak Season sont si épuisantes que les périodes creuses sont fortement appréciées. Pour les contacts du Conservatoire, c'est la période du spectacle annuel de théâtre qui est attendue avec impatience, temps béni des heures supplémentaires et du travail à foison. Après la représentation, ils sont d'ailleurs toujours lessivés et connaissent une petite déprime. Cette année cependant, c'est un peu différent. La propriétaire finit le conservatoire et il n'y aura pas de spectacle l'année prochaine. Du coup, les contacts du Conservatoire craignent la suppression. Ou pire, devenir des « Oubliés », mais c'est un sujet tabou qu'il ne vaut mieux pas évoquer. Cela fait plusieurs jours qu'ils se regroupent au fond de la salle, sans se parler, un verre à la main, le regard perdu dans le vide et les souvenirs des jours heureux. Leurs camarades tentent régulièrement de les rassurer, « Mais non, la propriétaire ne supprime jamais ses contacts, regarde Mélanie Oral Bac, elle est arrivée un jour, elle n'a jamais travaillé et elle est toujours là ».

Dans son coin, Mélanie Oral Bac, toujours seule, leur adresse un regard malheureux.

Au fond de la salle, devant la baie des connecteurs, 666 contemple l'assemblée depuis son fauteuil en cuir, un cigare au coin de la bouche. Personne ne parle à 666 et 666 ne parle à personne. Non qu'en lui en veuille, mais 666, c'est le numéro de l'Opérateur, celui qui les fait tous vivre. Il est le seul à connaître le crédit restant, c'est donc lui qui décide si les contacts vont travailler ou non. Un peu comme un patron capitaliste qui a droit de travail ou de chômage sur ses employés, en somme. « Le Diable », murmurent les plus hardis quand il a le dos tourné.

Aujourd'hui, 666 a les yeux fixés sur le nouveau venu, Rémi. Arrivé depuis deux jours, il parade déjà, beau garçon, un peu crâneur. On chuchote qu'il aura un bel avenir de travail. Lui, il se voit déjà dans le club des Contacts Favoris, voire même Contact n°1. Il espère être rapidement rebaptisé par la propriétaire. Il trouve que « mon cœur » ou « amour », ça sonne bien. Le mieux reste bien sur « <3 » mais de mémoire de contact, ça n'est jamais arrivé.

Dans un coin sombre, les yeux cernés, une cigarette mal éteinte coincée entre les lèvres, Victor couve Rémi d'un regard amer. Lui, « amour », il a connu. Connu aussi le plein-emploi, la popularité, mais pas assez longtemps pour rentrer dans le club des Contacts Favoris. Depuis quelques temps, la propriétaire lui a redonné son nom de baptême et l'a rangé dans un coin du répertoire.

Victor boit ce soir, et il boit trop. Quelques contacts lui adressent des regards réprobateurs. Ça ne se fait pas. Il faut pouvoir assumer le travail le lendemain. Victor ricane :

-Le travail ? Vous êtes mignons… Cela fait bien longtemps que la propriétaire m'a oublié ! Du travail, je n'en aurai plus, alors autant boire pour oublier la solitude des journées passées seul dans ma petite case, non ?

On se détourne de lui avec dégoût et indignation. Critiquer le travail est aussi mal vu que se saouler. L'un d'eux glisse à son voisin quelque chose qui ressemble à « Non mais...il va finir...Les Oubliés ». C'est le mot de trop pour Victor qui se jette sur le médisant, Thomas, rencontre de colonie de vacances, et le frappe violemment. Les Contacts s'affolent, on va chercher le Code Pin, responsable de la sécurité qui sépare les deux lutteurs à grand coup de chiffres dans les côtes.

Victor s'accroche à la grande table, pantelant. De l'autre côté, Thomas est en train de se plaindre aux Contacts environnants qui hochent la tête. Tout plutôt qu'être vu à côté de ce numéro indigne et qui leur fait honte à tous.

-C'est marrant, explose soudain Victor, il y a quelques mois, c'était moi qui était entouré de vous tous ! Mais maintenant que je ne travaille plus, je dois fermer ma gueule et rester au milieu du groupe des dépressifs, c'est ça ? Vous avez tous déjà oublié que j'ai été votre ami à un moment ? Tout ça, ça ne compte plus, hein ?

Dans la salle règne un silence oppressant. Jamais Contact n'a osé provoquer un tel esclandre. L'idée même semblait impossible à la plupart d'entre eux quelques instants plus tôt.

Victor monte sur la table. Il titube quelques instants puis reprend :

-Oui, je crache sur vous aussi, fait-il en direction des Oubliés qui baissent aussitôt la tête, pour ça, faire les lâches, vous êtes doués ! Surtout ne pas se révolter, surtout accepter d'être mis à l'écart. Parce que c'est normal, n'est-ce pas ? Parce que la situation n'a rien d'injuste ? Mais dites-le, dites-le putain, dites-le que c'est injuste ! Hurle-t-il soudain, des larmes plein les yeux.

Il s'arrête un instant et se mouche dans un coin de son chiffre.

-Que la propriétaire choisisse d'oublier les gens comme ça, OK, mais nous, ne valons nous pas mieux que ça ? Demande-t-il presque suppliant, ne sommes-nous pas une famille ? Oui, nous vivons au gré de ses humeurs… Oui, elle est toute-puissante, elle peut nous créer, nous supprimer et tout ça. Mais au fond, si elle choisit de rayer quelqu'un de sa vie, devons-nous rayer le Contact du Répertoire pour autant ? N'avons-nous pas de volonté propre ?

-Non, grogne une Vétéran dans la foule.

-Non, répète la voix rauque et lente de Solal, elle est la créatrice, nous devons respecter et suivre ces décisions, c'est la moindre des choses.

-Dans ce cas, éructe Victor, vous ne valez pas mieux qu'elle ou que tous les autres propriétaires ! Vous pouvez exclure quelqu'un de vos vies, comme ça, du jour au lendemain, et tout le monde trouvera ça normal, puisque tout le monde fait pareil...

Il est soudain pris d'une convulsion, tombe à quatre pattes et vomit sur la table.

-Vous me dégoûtez tous ! réussit-il à articuler entre deux hoquets, Une belle société de lâches à ne pas affronter les problèmes en face et à les ignorer et faire comme si ils n'existaient pas... Tiens, comme les propriétaires derrière leur écran !

A cet instant, la voix doucereuse de 666 se fait entendre, semblant envelopper les contacts de mots poisseux.

-Mes amis, fait-il, n'écoutez pas cette parole haineuse qui vous écorchent les chiffres. La propriétaire est bonne avec nous, elle ne supprime jamais personne, elle n'excède jamais son forfait et garantit ainsi un emploi permanent. Je peux vous garantir que ce n'est pas le cas partout, et si vous entendiez les histoires de certains de mes collègues…

-Tes collègues ? L'interrompt Victor, tous des vendus ! On peut dire des propriétaires, mais les vrais responsables, c'est vous, les Opérateurs ! Vous avez créé une société ou on peut supprimer des gens comme ça, en un simple clic, et sans jamais rendre de compte ! Vous n'êtes que...

A ce moment, Victor reçoit une application sur le front et s'écroule sur la table. Un murmure parcoure les rangs. Critiquer la propriétaire est intolérable mais critiquer l'Opérateur, c'est le comble de l'hérésie. Certains restent volontairement à l'écart. Non qu'ils approuvent complètement l'attitude de l'importun (certainement pas), mais tout de même, ils l'aimaient bien Victor. Puis, il faut reconnaître qu'il y avait du vrai dans son discours…

666 doit sentir les dissensions dans la foule car il reprend d'une voix mielleuse :

-Calmons-nous. Je vais demander la mise à jour de sécurité, pour que ce trouble-fête soit supprimé des contacts. Cela ramènera la paix dans nos rangs et nous pourrons tous reprendre le travail sans aucune mémoire de ce malheureux incident.

Les chuchotis reprennent et même les Contacts les plus calmes s'agitent, mal à l'aise. La mémoire, ils n'aiment pas vraiment quand on la leur triture. Mais bon, si c'est pour le bien de la communauté…

On emmène le contact inconscient, et la salle se vide. Les quelques amis de Victor jettent des regards un peu suspicieux à 666 en sortant. Resté seul, ce dernier enlève son masque de complaisance et dévoile un visage sombre. S'approchant de son bureau, il appuie sur quelques boutons. Une voix pré-enregistrée retentit dans la salle.

-Requête ?

-Demande d'autorisation pour auto-destruction.

-Rappel : toute auto-destruction est définitive. La carte Sim implosera et endommagera les connecteurs avoisinants, rendant impossible toute utilisation ultérieure de l'appareil. Souhaitez-vous continuer ?

-Oui.

-Motif de la demande ?

-Potentielle révolution contre le Système du Smartphone. Un élément rebelle confirmé et possiblement plusieurs autres contaminés. Discours contre la société de consommation.

-Votre requête est examinée en ce moment même. Veuillez patienter.

Quelques minutes passent, seulement troublées par le bourdonnement de la machine.

-Votre requête a été acceptée. Veuillez entrer votre clef remise à la fin de votre formation dans la fente du tableau de bord. Les Opérateurs vous remercie de votre coopération et vous souhaite une bonne journée.

666 sort une clef d'une poche intérieure de son veston et l'introduit dans une serrure peinte en noire au milieu des leviers et des clignotants. On entend un déclic puis un couvercle se soulève, dévoilant un énorme bouton rouge. 666 termine tranquillement son cigare en contemplant la salle vide puis, sans aucune hésitation, pousse le bouton.





Sept heures. Le réveil sonne. J'ai fait des rêves étranges cette nuit. Dans l'un d'eux, Rémi, ma belle rencontre d'il y a deux semaines et Victor, mon ex, jouaient ensemble au billard dans un amphithéâtre antique. Victor. Cela fait longtemps que je ne lui ai pas parlé et curieusement, ce matin, j'aimerais bien savoir ce qu'il devient. Je ne sais pas trop ce qui m'a retenue de lui envoyer un message tout ce temps. Peut-être la peur de la confrontation. J'attrape mon portable, élaborant déjà dans ma tête un message neutre et subtil (« Salut, ça va ? »), mais l'écran est noir et refuse de s'allumer. La coque est aussi anormalement chaude. Je l'amène à mon père, informaticien2, qui constate le décès de mon portable à 7h13, entre les tartines et le café.

-Il y a eu un court-circuit, ou une surchauffe, m'explique-t-il, en même temps, vu que tu es toujours dessus, ça n'est pas étonnant !

-Mais comment je vais faire pour retrouver mes copines ce midi ? Et pour parler du plan de notre exposé avec Inès ? Et demain, je devais voir Solal, comment je vais le prévenir si le train a du retard ? Toute ma vie est dans ce portable !

Je commence à paniquer en réalisant que mon existence sociale aussi est probablement morte ce matin à 7h13, et puis mon père prononce ces paroles revigorantes :

- Tu sais que le nouveau Zeno 123 S est sorti hier ?



1N'ayant pas obtenu toutes les autorisations nécessaires auprès de ses contacts de portable, l'auteure a décidé de changer les noms de certains d'entre eux par souci de confidentialité. Elle remercie d'avance le lecteur de sa compréhension.


2Du dimanche et uniquement pour les besoins de cette histoire.

Variations autour du " Gâteau "


Début de la nouvelle originelle (Le gâteau, extrait des Vies imperméables, Storylab, 2011)


Une cuisine fonctionnelle, au charme soviétique. Un camaïeu de gris du sol aux placards tachés de graisse.  Deux assiettes sèchent à côté de l'évier. Un réfrigérateur robuste ronronne à côté d'un lave-vaisselle en panne. Sur le rebord de la fenêtre, au dessus d'un radiateur en fonte, le tire-bouchon en métal a dû connaître plusieurs guerres mondiales.
Léo s'agite bientôt au centre de la pièce. Cheveux rouges, hirsutes. Sur ses épaules de mouche, un T-shirt Lucky Luke trop large. Son jeans est arrimé à sa taille de crevette par une ceinture Mickey fluorescente. Une croûte violacée sur le coude (lacets capricieux, mauvaise chute dans la cour).  Entre ses mains, il tient un récipient en pyrex. Il s'appelle Léo, mais il pourrait aussi bien s'appeler Tom, ou Hugo. Il est deux fois moins vieux que le frigidaire. Ce mercredi-là,  Léo a décidé de cuisiner un gâteau. 
Sa mère dort au salon, vautrée dans un canapé rouge vif, le nez dans une pile de vêtements sales. En attendant son réveil, Léo reproduit par tâtonnements successifs des gestes qu'il a vus souvent faire. Un yaourt nature, deux doses de sucre, un sachet de sucre vanillé, deux œufs, trois doses de farine. Et puis de l'huile de tournesol, qu'il verse lentement dans la mixture, tirant un bout de langue rose, au paroxysme de la concentration. Léo grimace. Ses yeux brillent comme ceux d'un chercheur qui vient de trouver une formule capable de sauver une partie de l'humanité. Il a oublié la levure. 
Au garde à vous, à côté du pot de yaourt vide, Flipper le regarde pensivement. Le dauphin en peluche trouve que Léo s'en sort à merveille. 
« Je mets au four ? »
Flipper semble d’accord. Sa mère a dû lui donner ce nom en hommage à la série télé de sa jeunesse. Flipper est le deuxième meilleur ami de Léo, après Samy Bentaïeb, le voisin du dessus. Un gamin plus jeune que lui de sept mois. Il fait donc beaucoup plus bébé que notre jeune pâtissier (la grand-mère de Léo le trouve mal élevé et sournois : elle est un peu raciste, mamie). Léo aime passer du temps avec Samy. Jouer à la guerre, diriger des armées, tirer de toutes les armes à feu qu’ils ont sous la main, faire pleuvoir des balles drues comme la grêle sur leurs ennemis invisibles. S’ils ne partagent plus la même table, à l’école, c’est parce que Madame Large les a séparés avec colère. Madame Large est une sorcière, sa voix est plus grave que celle de l’oncle Jacques qui pourtant fume deux paquets de cigarettes par jour. Samy l’appelle le travelo, ça fait rire tout le monde, même si personne ne sait ce que ce mot signifie. A cause du travelo, Léo cohabite désormais avec Alexandra Calet, une paire de lunettes géante, moche comme un pou. La honte.

Une bonne partie de la pâte est entrée dans le moule. Léo l’enfourne sans se brûler. Il reste un long moment à regarder son œuvre brunir. C’est fascinant, un gâteau qui cuit. Faute de levure, le dessert ne gonflera pas. Mais il aura de l’allure. Maman le trouvera magnifique, songe Léo en serrant Flipper contre sa poitrine. Elle se lèvera, frottera ses yeux embués de sommeil, entrera dans la cuisine, épuisée, vidée. L’odeur du gâteau caressera alors ses narines. Elle lui pardonnera l’état de la table, théâtre d’opérations militaires dévastatrices, champ de bataille infâme, auquel il ne manque que le clairon. Elle regardera son fils comme s’il était une personnalité de premier plan, un petit génie, un cuisinier étoilé. Maman sera fier de lui.

La fin de Cécile :

Léo attend, patiemment, que maman se lève. Une heure, deux heures passent et Léo commence à trouver le temps un peu long. D'autant que le gâteau est cuit maintenant et qu'il n'y a plus rien à faire. Enfin si, le sortir bien-sûr, mais Léo a peur de faire un trou dans le torchon. Ou dans ses mains. Ce ne serait pas très joli, un trou au milieu des paumes. Quoi qu'en y réfléchissant bien, Léo pourrait raconter que c'est une blessure de guerre. Voilà qui impressionnerait certainement les copains. Puis, s'il doit jouer à cache-cache et que c'est lui qui compte, il pourra tricher et personne ne pourra rien dire parce que ses mains seront bien devant ses yeux. Pas joli mais pratique.

Maman se lève enfin. Léo l'entend maugréer quelque chose sur le tas de vêtements sales. Il entend aussi les chaussons lapins frotter le sol. Léo les trouve  moches, avec leur fourrure toute tachée, mais si maman les aime... Maman entre dans la cuisine et ses yeux se posent sur le chantier. Puis sur Léo. Elle a le regard des mauvais jours. Le vide, celui qui vient d'un autre monde.  Elle se dirige vers le placard le plus haut, le placard interdit, celui auquel Léo n'a pas le droit d'accéder. Il a l'air prétentieux ce placard, tout ça parce qu'il est plus haut que tous les autres meubles et qu'il domine la cuisine. Maman l'ouvre, prend une bouteille verte remplie de liquide rouge. Un jour Léo a goûté. Il en restait un peu dans un bouteille en dessous du canapé. Il ne comprend pas pourquoi maman boit ça. C'est franchement mauvais. 

Flipper lui rappelle soudain qu'il a fait quelque chose de bien aujourd'hui. Quelque chose qui va allumer de nouveau des étoiles dans les yeux de maman. Léo ouvre le four, prend le plat (c'est bon, il n'est plus chaud) et le pose triomphalement sur la table, devant maman qui s'en va. Il attend la vague de félicitations qui ne va pas manquer d'arriver, la pluie de compliments qui le laissera tout frissonnant de plaisir. Maman ne dit rien. Elle regarde le gâteau, puis Léo, puis hausse les épaules et sort de la cuisine, la bouteille à la main. Léo regarde Flipper. Flipper regarde Léo. Léo soupire et tire de sa poche la liste « choses à faire pour impressionner maman ». Depuis le temps qu'il l'a, elle est un peu froissée, forcément. En dessous de « faire une peinture comme Monet » (c'est le peintre préféré de maman) et « acheter des fleurs », il barre « faire un gâteau ».


La fin de Noémie :



Si seulement tout c’était passé comme ça. 
Une fois le gâteau cuit, démoulé et déposé dans une assiette sur la table, Léo attend longtemps. Au début, le garçon vaque à ses occupations. Il jette parfois des coups d’œil à Maman pour guetter son réveil. Il fait même ses devoirs avec application histoire que la surprise soit plus grande. Un gâteau réussi, les devoirs faits et la chambre rangée, Léo se congratule. En attendant, Maman ne se réveille toujours pas. Il hésite à la déranger mais il préfère s’abstenir de peur qu’elle soit de mauvaise humeur. Pour passer le temps, il finit par allumer la petite télévision de la chambre. Immédiatement absorbé par les images colorées qui défilent, Léo oublie tout le reste. Les heures passent. De retour dans le monde réel, Léo s’aperçoit que le jour à déjà commencé à décliner. Personne n’est venu lui demander d’éteindre le poste ou d’aller se mettre en pyjama. Léo est très inquiet à présent. Il se rue dans le salon en empoignant Flipper par l’une de ses nageoires. Maman n’est pas réveillée, sous le poids de sa tête la pile de linge s’est légèrement affaissée. Léo ne voit pas son visage. Il arrive à sa hauteur, et c’est sans hésiter cette fois qu’il commence à la secouer. Il a des gestes calmes et murmure doucement. Mais Maman ne bouge pas. Croyant à une mauvaise blague, Léo ne prend plus de précautions. Il secoue Maman de plus en plus fort. Bientôt il hurle d’une voix suraiguë, pleine de terreur. Non, Maman ne se réveille pas.


La fin de May :


On sonne à la porte. Léo va ouvrir. C'est Samy. Il porte un pantalon noir tout neuf, une belle chemise à carreaux bleue. Ses cheveux sont  coupés et sa mèche d'ordinaire rebelle, est bien lissée avec du gel. Samy l’invite à venir goûter chez lui. C'est la fin du Ramadan. Ils iront ensuite jouer dehors. Ce que Léo remarque le plus, c'est que Samy tient dans ses mains un ballon de foot. Le ballon de la Ligue 1 qu’ils reluquaient depuis plusieurs semaines chez Décathlon, le magasin de sport qui est à côté de leur école. Léo jette un regard vers le salon. Sa mère dort toujours. Il décroche la clé suspendue à un clou, et referme doucement la porte.
Chez Samy, c'est vraiment la fête. Il y a plein de monde. Ses tantes et oncles sont là. Des enfants courent partout. Sur une grande table sont présentées des pâtisseries de toutes les couleurs : marrons, blanches, vertes, roses. Il y aussi une assiette remplie de bonbons, dont les préférés de Léo : les fraises Tagada. Les poches bien remplies, il suit Samy dans sa chambre. Des jouets sont éparpillés par terre. Certains ne sont même pas déballés.  Léo est surtout intéressé par le ballon de foot. Samy le lui tend gentiment. Léo le prend et le tient serré contre lui. Il est heureux.
Une sirène retentit au loin. La porte de la chambre s'ouvre brusquement. C'est le père de Samy. Il leur demande de partir. Il y a une agitation folle dans le salon. Le feu, il y a le feu dans l'immeuble ! Tout le monde se précipite vers la sortie. L'escalier est plein de fumée. Léo a les yeux qui piquent. Arrivé en bas, il découvre les pompiers qui déroulent de longs tuyaux. Ils ont aussi déployé une grande échelle. L'un d'eux donne des ordres. Il doit être le chef bien qu'il soit le plus petit. Les pompiers s'exécutent. Léo les admire. Ils sont super organisés.
Soudain Léo s'immobilise et lâche le ballon qu'il tient dans les mains : Mince ! Le gâteau ! 

Des nuages bleus dans un ciel gris // May

L'auteure : May est chercheure en biologie. Elle est née dans l’une des plus anciennes villes au monde, cinq fois millénaire, qui vient d’être largement détruite. Elle a découvert avec un grand plaisir les « ateliers d’écriture » de l’Université Paris-Diderot, qui l’ont ramenée à sa première passion : la littérature. 
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Cela fait deux ans que j’ai quitté Nantes, dix-huit mois que je travaille au café de la gare à Montparnasse, six mois que je ne l’ai plus revu.  Il était parmi les clients du vendredi les plus fidèles et les plus ponctuels. Il arrivait à dix-huit heures, se dirigeait au fond du café, choisissait l’une des tables les plus retirées, commandait une « Amstel », sortait des feuillets d’une vieille sacoche de cuir noir, commençait par lire, puis se mettait à écrire. Souvent, il finissait par froisser les feuilles qu’il venait d’écrire, avant de les jeter dans sa sacoche. Il lui arrivait de temps à autre de lever la tête mais c’était pour regarder au delà de moi, des autres clients et du café. A vingt-et-une heures, il rassemblait rapidement ses feuilles, payait sa commande, bredouillait un bonsoir et disparaissait vite dans la rue. 
Un soir, alors que je lui apportais sa commande, je l’entendis crier au téléphone. Il devait répondre à une femme à qui il répétait sans cesse « Tu es injuste ! ». Il parlait d’enfants, de lycée, de beaux-parents. Sans me regarder, après avoir raccroché le téléphone, il saisit la bière que je lui tendais. Il devait serrer le verre tellement fort  qu’il se brisa dans sa main. Je vis alors la bière mélangée à du sang se répandre sur les feuilles éparpillées sur la table, couler par terre. Il resta impassible, comme s’il était le témoin d’un désastre provoqué par un autre. J’étais allée rapidement lui chercher du Sopalin pour envelopper sa main. Je m’étais ensuite mise à éponger le liquide tant bien que mal. Et puis, il revint à lui. Ramassa les feuilles trempées et collantes. Quitta le café en toute hâte.
Le vendredi suivant, je le vis arriver tenant sa sacoche de sa main bandée. Il se dirigea comme d’habitude au fond de la salle mais cette fois-ci au moment de commander sa bière, il leva les yeux vers moi et, timidement, me remercia de mon aide.  Il s’excusa aussi d’être parti  sans payer sa note. A partir de ce soir-là, son comportement à mon égard changea totalement. Les semaines suivantes,  il me saluait en arrivant et en partant, il m’adressait aussi des sourires timides chaque fois que nos regards se croisaient. J’avais même l’impression que ses yeux me poursuivaient lors de mes déplacements dans le café. Puis un vendredi, il arriva sans sacoche et me demanda brusquement si j’étais libre le lendemain à midi, car il avait quelque chose à fêter. Ne travaillant pas le samedi, et vivant seule à Paris, j’avais accepté son invitation, poussée par un mélange de curiosité et d’espoir. Il m’avait fixé rendez-vous dans un restaurant du septième arrondissement dont le chef, m’avait-il dit, était l’un des précurseurs de la nouvelle cuisine. Cela n’eût  guère d’importance pour moi, je fis à peine attention à  mon assiette. Le déjeuner passa à nous raconter nos vies, naturellement, simplement, comme deux amis qui venaient de se retrouver après une longue absence. Il était marié, père de trois garçons qu’il adorait et il enseignait le français dans un lycée du 14ème. Sa véritable vocation était cependant l’écriture et il s’était juré d’écrire son premier roman avant son quarantième anniversaire. La veille au soir il avait envoyé son manuscrit à plusieurs éditeurs. C’est grâce à ma bienveillance qui le rassurait, insistait-il, qu’il avait trouvé dans ce café une atmosphère propice pour terminer son livre. Chez lui, sa femme n’arrêtait pas de lui reprocher son retranchement derrière l’écriture, la négligeant elle et ses enfants. D’ailleurs, depuis le fâcheux incident auquel j’avais assisté quelques semaines auparavant, elle était partie chez ses parents avec les enfants, pour lui laisser le temps de réfléchir. Ce chantage lui faisait de la peine. Il ne pouvait pas concevoir de vivre séparé de ses enfants ni d’être privé d’écriture.
Nous nous sommes revus, habités par une passion naissante qui a conduit nos pas quelques semaines plus tard à gravir l’étroit escalier qui menait à ma chambre de bonne. Ce fut une période de grâce pour moi. Elle a chassé le sentiment de culpabilité qui me hantait depuis l’accident de voiture qui avait emporté mon enfant et mon mari. Un accident qui m’a laissé comme une naufragée et m’a poussé à fuir Nantes, ma ville natale et avec elle tout mon passé.
Puis les grandes vacances arrivèrent. Il avait la garde de ses enfants en  juillet mais devait me retrouver au mois d’août. J’avais reçu une jolie carte postale de Deauville puis trois lettres que je gardais sur moi et que je ne cessais de relire. J’avais échafaudé  plein de projets et je guettais avec impatience la fin du mois de juillet. Enfin, août arriva. Le café fermé, j’étais en congés.  J’étais libre. J’étais heureuse. Je l’attendais. Des nuits et des jours passèrent, lourdement, péniblement et je ne recevais pas de message. Je redoutais un incident, un accident. Son téléphone restant muet, je n’avais aucun autre moyen pour l’atteindre. Je ne pouvais pas me résoudre à quitter la ville, dans le cas où il essaierait de me joindre. J’errai ainsi, l’âme en peine, dans les rues désertes de Paris. Paris délaissée et abandonnée. Comme moi.
Avec le retour de septembre, j’ai repris espoir de le voir à nouveau pousser la porte du café. Les jours,  les semaines et les mois défilèrent, mornes, gris et vides. Puis, un samedi  de décembre alors que je passais devant une librairie proche de chez moi, j’ai vu sa photo, à côté d’un roman intitulé Des nuages bleus dans un ciel gris dont il était manifestement l’auteur.  Je suis rentrée acheter le livre le cœur battant. J’ai écouté à peine le libraire me vantant ce beau roman, le premier et sûrement pas le dernier d’un nouvel écrivain. Je suis retournée chez moi, haletante comme si je venais de courir un cent mètres. Sans retirer mon manteau, je me suis affalée sur une chaise, les jambes flageolantes,  et j’ai commencé à lire. J’ai recherché vainement une allusion à moi, à nous. J’ai terminé le livre, d’une traite, les joues en feu.
En le feuilletant à nouveau, je suis tombée sur la première page sur laquelle une dédicace était inscrite: « A ma femme et à mes trois mousquetaires. »
J’ai refermé le livre. Je l’ai rangé dans l’armoire puis j’ai éteint la lumière.

Espace de rencontre // Cécile

L'auteure : Cécile, historienne du dimanche, comédienne de temps à autre, écrivain quand ça lui chante. Plein d'idées dans la tête mais pas assez de neurones pour tout exploiter. De fait, fâcheuse tendance à ne rien terminer. A entrepris une thérapie en atelier d'écriture pour se soigner. Et si ça ne marche pas, envisage sérieusement de rapporter son cerveau au service après-vente et de se le faire rembourser. 

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Noah
Le café spatial sentait le chou lunaire lorsque Noah y pénétra. Engoncé dans sa combinaison, il s'approcha de l'une des tables en sifflotant, et lutta un peu pour se glisser sur la banquette. Le voyage l'avait épuisé. Il espérait être en forme pour la conférence qu'il donnerait le lendemain. Enseigner Baudelaire à des extraterrestres était toujours un peu compliqué. Chaque planète avait son propre système de versification et très peu comprenaient la musicalité de l'alexandrin.
Il jeta un regard autour de lui. Un Plutonien obèse remontait l'allée vers la sortie, des tentacules grouillant comme des serpents autour de son corps jaune. Noah trouvait l'apparence des Plutoniens plutôt répugnante mais comme ils composaient de très jolies formes de romans naturalistes, il leur pardonnait leur manque d'élégance. Dans le fond du café, deux autres créatures échangeaient des sons gutturaux. La seule chose qui se rapprochait de ce bruit, pour Noah, c'était un sac de cailloux secoué. Il commença à jouer avec son trousseau de clefs, puis se ravisa et les rangea. Sa femme lui avait offert un nouveau vaisseau pour ses cinquante ans, et s'il en perdait le passe, il passerait un sale quart d'heure.


Alison
Il y avait du chou lunaire au menu. Alison détestait son odeur âcre et piquante qui donnait envie de tousser et de cracher ses trois paires de poumons. Un bruit étrange lui fit relever la tête. Une forme de vie énorme et blanche, à la tête ronde, titubait tant bien que mal dans l'allée. La chose lutta un moment pour se glisser entre une table et une banquette, produisant au passage un ensemble de grincements. La serveuse reconnut soudain l'étrange créature blanche. La chair de poule lui hérissa les écailles. S'il y avait bien une chose qu'elle détestait plus que le chou lunaire, c'était les humains. Avec leurs vaisseaux rutilants ils arboraient toujours un air supérieur, comme s'ils détenaient une vérité cruciale et inconnue du reste de l'univers. D'ailleurs, maintenant qu'elle regardait franchement, Alison distinguait une tête dans le casque, dont les yeux semblaient posés sur les deux Vénusiens du fond du bar. Elle était prête à parier que le visage du terrien était tordu d'un pli dédaigneux. Sans doute méprisait-il la conversation (du sens trigonométrique des univers parallèles) qu'il n'arrivait pas à comprendre.


Noah
Soudain, sa vision devint blanche. Pendant quelques secondes, Noah se demanda s'il était devenu aveugle. Puis il se dit que sa combinaison devait avoir un problème avant de se souvenir qu'elle sortait tout juste du contrôle technique. Et quelqu'un essuyait déjà le liquide blanc qui avait coulé sur le casque. Noah se retrouva soudain en face d'un visage martien. Une très jolie martienne à vrai dire, à la peau verte et aux yeux jaunes qui le dévisageait avec intensité. Non, pas jaunes, plutôt dorés. Des pupilles fendues comme celles d'un chat, de la couleur de l'or liquide. Noah sentit son trouble s'accentuer lorsqu'elle posa une patte sur son épaule et la laissa glisser sur le plastique de la combinaison. C'était le geste le plus intime qu'un extra-terrestre lui ait jamais fait. Ce fut elle qui rompit le contact en détournant les yeux d'un air timide. Noah la regarda s'éloigner sur ses pattes gracieuses, complètement bouleversé, l'esprit aussi retourné qu'un vaisseau dans une pluie de comètes.



Alison
La martienne se secoua soudain. Elle avait du travail. Attrapant la commande des Vénusiens, un lait-fraise lunaire, elle s'engagea distraitement dans l'allée. Deux pas plus loin, elle s'enfonçait dans un corps mou et visqueux. Le lait lui échappa et elle entendit un bruit de verre brisé. Elle recula et dévisagea l'obstacle –Marcel, un Plutonien en léger surpoids dont les tentacules s'agitaient avec frénésie. Penaud, l'extraterrestre maladroit (un habitué qui traversait une mauvaise passe, sa compagne l'avait quitté pour un collègue) recula prestement en arrière. La serveuse évalua les dégâts. Le lait avait élu domicile sur le casque du terrien. Elle jura tout bas. Il ne manquait plus que ça, elle allait être forcée d'éponger la combinaison. Attrapant son torchon de mauvaise grâce, elle commença à nettoyer le liquide. Le visage du terrien apparut. Il avait des yeux marron assez laids et une peau aussi constellée de cratères que la surface de la lune. Il semblait fasciné par la martienne. Dans la périphérie de son champ de vision, Alison distingua un objet brillant qui dépassait d'une des poches de la combinaison humaine. Elle ricana intérieurement. Une idée venait de naître dans son deuxième cerveau. Une idée qui allait rabattre le caquet de l'homme. Elle fit glisser sa patte sur la combinaison, sortit délicatement le trousseau de la poche et le dissimula au creux de sa patte. L'humain n'avait pas cessé de la contempler avec une sorte de fascination. Il semblait perdu. Se détournant pour ne pas qu'il surprenne le triomphe dans ses pupilles, Alison repartit vers le bar et jeta un regard à sa prise de guerre. Deux clefs, une dorée, une argentée, et un porte-clefs en forme de trèfle sur lequel il y avait écrit « cinquante ans et toutes ses dents ! ».
Décidément, songea-t-elle, les humains n'avaient rien de supérieur.



Déclic // Eloïse

L'auteure : Eloïse est née en Bretagne. Elle fait ses études à Paris en lettres et arts. Elle pourrait dire qu'elle aime lire Céline et Proust en sirotant du thé vert mais comme elle est d'humeur honnête, elle avouera son penchant pour les séries américaines et tout ce qui ressemble de près ou de loin à du chocolat. Sinon, elle souhaite préciser que parler d'elle-même à la troisième personne n'est pas une habitude (histoire de dissiper les malentendus, elle est bien toute seule dans sa tête).

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 Cette année, c'était décidé, sur la photo de classe, Francine serait belle. 
 En CE2, Maxime lui avait tiré les cheveux ; son rictus de douleur était resté gravé dans les mémoires (et sur la pellicule), elle ressemblait à  ces martyrs que madame Le Saint leur montrait au catéchisme. En CM1, une mouche avait élu domicile sur son nez au moment où ce satané photographe appuyait sur le déclencheur. Si son expression de CE2 avait le mérite de lui conférer une aura tragique, avec ce regard louche et idiot, elle n'était même plus digne de figurer sur les vitraux des églises. Qui voudrait d'un martyr qui louchait ? Le petit Jésus, il a beau accepter tout le monde, à son avis, il avait des limites. Il avait tout de même une réputation à préserver. 
 L'idée que ce regard improbable fût à jamais figé dans les archives de l'école lui était intolérable. Parce qu'elle comptait bien devenir célèbre, un de ces jours. Qu'adviendrait-il si la presse mettait la main sur cette horreur ? Elle serait la risée de toute la profession. Quelle profession ? Ne changeons pas de sujet. Une seule chose importait : le lendemain, c'était la photo de classe de CM2, sa dernière année au primaire. L'ultime chance de reprendre le contrôle de son image médiatique. Il fallait donc agir, et vite. Après s'être longuement étirée, elle s'extirpa du tiède édredon. 

Six heures et trois minutes. Sur la pointe des pieds, Francine traversa le couloir. Glissa jusqu'à la porte de la salle de bain parentale, qu'elle poussa timidement. Lumière : un monde de fards, de fragrances vernales et de bijoux nacrés s'offrit à elle. Résistant tant bien que mal à la tentation de tout essayer, elle entreprit une légère mise en beauté (c'est comme ça qu'elle disait la mère de Blaise au salon de coiffure). Méthodiquement, elle déposa une touche de mascara sur ses longs cils blonds, un brin de blush sur ses pommettes rosées. Elle accrocha une pincette dans ses cheveux et fit un pas en arrière, pour mieux juger de l'effet : elle  ressemblait davantage à un clown qu'à Brigitte Bardot. Coton. Démaquillant. Lotion. Au quatrième essai, c'était toujours un polichinelle, mais élégant cette fois. Tout droit sorti de son cirque de luxe pour gens bien propres et distingués. Coton. Démaquillant. Lotion. Au sixième essai, elle était le parfait croisement du teckel de la voisine et de Brigitte Bardot. Coton. Démaquillant. Lotion. Huitième tentative, elle était parfaite, enfin. Parfaite, mais en retard. Il allait falloir pédaler comme une forcenée sur sa bicyclette pour ne pas rater la photo, se dit Francine en rebouchant le démaquillant.

Mercredi 17 novembre 1966, huit heures. Sur les banc du photographe, dans la cour de l'école des Marronniers, Marcelline sourit à pleine dents. Lucie fait la moue parce-que c'est Ginette qui tient l'ardoise. Georges arbore des souliers flambants neufs. Monsieur Luc tente de respirer dans sa veste trop étroite (il n'avait pas encore saisi toutes les subtilités de cet appareil mesquin que l'on nomme machine à laver). Ce matin, tout le monde est là. Tout le monde, sauf Francine.
Francine pédale, pédale, pédale. Les ballerines vernies qu'elle aime tant lui dévorent les pieds. Tant pis pour les bigoudis, les cheveux dans le vent ça fera effet coiffé, décoiffé - comme ils disent dans Quinze ans. Ou peut-être lisser un peu la frange du revers de la main ? Une seconde, la main de Francine lâche le guidon. Avant qu'elle n'atteigne la précieuse chevelure, la fillette se retrouve les fesses sur l'asphalte. Le camion du laitier qui la suit pile violemment. Un poil trop tard (ou un brin trop tôt ?) pour éviter le carambolage. 

A défaut de photo de classe de CM2, Francine eut les honneurs de la gazette locale. Certes, la partie inférieure de la photographie immortalisant sa jambe désarticulée avait un petit côté cubiste. Mais en toute objectivité, la partie supérieure était admirable. Si l'on faisait abstraction du sang noir  qui coagulait sur sa joue droite, le dégradé de gris était très harmonieux. La chute avait entraîné sa chevelure dans un mouvement que le meilleur des brushings n'aurait pu obtenir. Les reflets des sirènes rehaussaient le versant mystique de la scène. Et la puissance du flash avait rendu la plus éclatante des justices à sa mise en beauté. 

Les figures imposées

Première séance : la photo de classe



Deuxième séance : les « premières phrases » d'Hubert Haddad

Troisième séance : un extrait du premier épisode de la série à deux voix « the affair ». Soit la rencontre entre Noah et Allison.



Cinquième séance : variation autour d'une planche de BD d'Alban Perinet (dessin) et de Jean-Baptiste Gendarme (texte).


Septième séance : imaginer la fin alternative de deux nouvelles : Le gâteau (A. Dudek) et L'amour moderne (S. Joncour)

Huitième séance : " toute ma vie est dans mon portable "

Neuvième séance : les objets ont la parole

Au commencement,

cette petite annonce sur le site Internet de Paris Diderot :
« Vous êtes ceinture noire d’anaphrase. Vous tenez un journal intime depuis l’âge de sept ans trois quarts. Vous bricolez parfois des textes à la terrasse des cafés. Vous habitez dans le même immeuble que Patrick Modiano. Vous avez envie d’écrire autre chose qu’un C.V. et une lettre de motivation, au moins une fois, hein, juste pour voir. Autant de (bonnes) raisons pour rejoindre cet atelier d’écriture. Soyez prévenus : on ne vous expliquera pas comment être publié à coup sûr. L’atelier abordera simplement l’écriture par un coin, celui de la nouvelle. Au fil de séquences thématiques (soigner ses personnages, “apprendre” à commencer ou à finir, tirer un fil narratif sans se blesser…), d’exercices d’écriture en groupe ou en solitaire, vous découvrirez les pièges de ce genre littéraire (pour mieux les déjouer). Vous vous enrichirez de techniques, d’astuces qui vous aideront à créer de la fiction (ou tout autre chose).Et vous filerez droit vers la lumière (le thème du semestre).»

Ils ont été nombreux à répondre à l'appel. Vingt-sept au total à la première séance. Certains étaient inscrits, d'autres pas. Certains étaient venus de leur plein gré, d'autres avaient été traînés de force par un camarade.



Et puis on s'est mis au travail.

Bon, on a assez vite mis de côté le « thème du semestre » pour travailler sur autre chose. Une photo de classe, une planche de BD, une première phrase, une rencontre improbable. Beaucoup d'énergie, beaucoup d'imagination, une saine émulation. Et puis...

Ce blog va permettre de faire partager les nouvelles produites lors de l'atelier, et que les participants accepteront de me confier. Les nouvelles des survivants, on peut le dire, puisque le groupe a sérieusement maigri au fil des semaines. De jolies nouvelles, en tout cas, que je suis fier de vous faire lire...

A.D.